PLSREVIEW : Gris, une direction artistique signée Conrad Roset

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La PLSReview est une revue entièrement consacrée aux métiers créatifs de l’industrie du divertissement, c’est à dire aux secteurs du cinéma, de l’animation et du jeu vidéo. Chaque semaine sera l’occasion de découvrir des artistes, des processus de création, des analyses de direction artistique ou tout autre sujet propice à mettre en valeur l’art de l'Entertainment.


Sorti fin 2018, GRIS est le tout 1er jeu vidéo produit par Nomada, un studio barcelonais fondé par 3 personnes que sont Conrad Roset (directeur artistique), Adrian Cuevas et Roger Mendoza (directeur technique et programmeur). Gris est un jeu 2D de plateformes qui repose sur la résolution de puzzles environnementaux, et dont l’objectif premier semble être la mise en couleur d’un monde aussi géométrique que symbolique, un concept imaginé dès 2015 par l’artiste espagnol Conrad Roset.

Originaire de Terrassa, Conrad Roset n’est pas game artist de formation mais peintre et illustrateur, formé à la Joso School et à la faculté des Beaux-Arts de Barcelone. Il y produit notamment sa série picturale la plus connue, « Les Muses », qui atteste à la fois de son goût pour l’aquarelle et la figure féminine. L’exposition en ligne de son travail artistique lui apporte beaucoup de notoriété en Espagne : il va notamment travailler comme designer de vêtements chez Zara avant de lancer sa carrière de freelance pour de grandes marques du publicitaire et de l’éditorial (Nike, Coca cola, etc).

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Après avoir longuement travaillé dans le monde de l’art, Conrad Roset souhaite expérimenter quelque chose de nouveau et s’intéresse alors à l’industrie vidéoludique. D’abord en tant que passionné puisque le jeu vidéo constitue l’un de ses principaux hobbies, puis en tant qu’artiste, suite à l’essor des productions indépendantes qui ont attirées son attention pour leur caractère créatif et original : Monument Valley, Journey, Inside, etc. Il cite également des classiques parmi ses références à l’exemple d’Ico ou Shadow of the Colossus.

Conrad Roset va notamment développer l’idée d’un monde minimaliste et monochrome que le joueur viendrait progressivement mettre en couleurs au fil de son avancée. Cependant, l’artiste n’a ni contact dans l’industrie vidéoludique, ni aucune compétence en programmation. Le hasard fait qu’il rencontre deux programmeurs de Ubisoft Montréal lors d’une soirée : il leur expose le projet, la discussion dérive rapidement sur ses possibilités de game design et sa faisabilité technique : c’est ainsi que débute la production de Gris, Nomada studio est né.

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La direction artistique de GRIS se caractérise d’abord et avant toute chose par son esthétique graphique très minimaliste, à la fois fluide et organique dans ses effets aquarelles baignés de couleurs vives et abstraites. L’objectif était en effet de se détacher complètement du réalisme vidéoludique ambiant. Si leur volonté 1ère est celle de vouloir dessiner chaque frame sur papier pour venir les scanner et les intégrer au moteur du jeu selon un processus artisanal (comme Child of Light par exemple), cette dernière n’aboutira pas pour des raisons de temps et de budget. Cependant, l’envie d’un résultat authentique est resté : quelques aquarelles ont bien été scannées, pour le reste la direction artistique s’est posé une seule et même question : « comment créer l’illusion du papier par ordinateur, et quelles brushs utiliser ? ».

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Gris, l’héroïne principale à la chevelure bleue, est un personnage qui a fait l’objet de beaucoup de recherches, l’artiste puisant notamment dans ses références en illustration de mode et en publicité pour nourrir ses réflexions. Le character design a été pensé dans son rapport au game design et à la narration. En effet, la robe de Gris n’est pas une simple parure mais constitue une extension à part entière de son corps, tout en étant porteuse de sens. D’une part, le vêtement de Gris se transforme successivement en formes géométriques plates pour lui donner des pouvoirs (nager, voler, briser des obstacles, etc). D’autre part, il permet de matérialiser l’évolution pyschologique du personnage, c’est-à-dire sa maturité face aux épreuves qu’elle traverse. Le tissu narratif vient donc habiller le personnage au sens propre du terme.

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En matière de conception environnementale, Conrad Roset a travaillé conjointement avec l’artiste Oscar pour définir une identité visuelle cohérente. Oscar se chargeait ainsi d’architecturer les puzzles tandis que Conard venait redessiner par-dessus pour harmoniser le style de chaque niveau. On découvre ainsi des déserts arides, des caveaux aquatiques, des architectures surréalistes surplombées par des statues monumentales ou encore des souterrains énigmatiques, chaque niveau revêtant ses propres couleurs débloquées au fil de l’aventure.

L’esthétique de Gris répond à un certain nombre d’inspirations : parmi les plus notables, l’artiste Moebius pour son style illustré, Ori and the blind forest pour son game design environnemental, ou encore le folklore japonais dont les kodamas (les esprits sylvestres) ont inspiré le design de certaines créatures du jeu.

Pour renforcer l’identité visuelle de Gris, le travail du lead animateur Adrian Miguel a consisté à créer des animations 2D traditionnelles très fluides qui donneraient l’impression d’un liquide en constante transformation. Elles ont été appliquées aux antagonistes du jeu pour souligner la spectacularité de certains passages, mais aussi au personnage principal, le travail pour animer Gris ayant pris plus d’un mois complet avant d’arriver à un résultat satisfaisant. La recherche a débuté par un rendu très organique et non réaliste du vêtement avant que de multiples itérations la conduisent à un résultat plus minimaliste, tracé au cerne noir.

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Loin de la compétitivité ou de la frénésie des triple AAA, l’histoire développée par Nomada studio se tisse au travers de nombreuses métaphores colorimétriques et symboles, le tout sur un rythme lent. En effet, aucun dialogue, texte ou explications ne viennent ponctuer l’expérience du joueur. De nombreuses interprétations quant à l’histoire du titre ont vu le jour, bien qu’aucune n’ait été totalement confirmée par le studio. La plus connue est celle d’une potentielle adaptation vidéoludique du « modèle de Kubler Ross », théorisé par la psychiatre suisse du même nom. Cette dernière publie en 1969 un ouvrage d’études médicales, Les derniers instants de la vie, un ouvrage relatif à la fin de vie de ses patients et leur manière d’affronter la mort. Elle y postule 5 émotions constitutives du deuil, toutes ou en partie ressenties : le déni, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation. Gris étant divisé en 5 chapitres centraux, leurs développeurs ne cachant pas leurs réflexions initiales autour du concept de la mort, beaucoup ont alors associé chaque tableau de Gris à une émotion du modèle de Kubler Ross.

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Sur le plan musical, Nomada a choisi d’être accompagné par le groupe espagnol Berlinist, fondé en 2011, pour la composition et l’interprétation de la BO de Gris. S’il s’agit pour ses 7 membres de leur première rencontre avec le monde du jeu vidéo, l’un d’eux – Marco Albano – est un grand joueur de jeux. Il était donc outillé et tout désigné pour assurer la bonne communication entre le groupe et le studio en matière de sound design. Briefés par Conrad Roset à partir d’une simple ébauche paysagère, le groupe a alors proposé des compositions très originales dominées par des balades au piano et au violon. La chanteuse Gemma prête sa voix au personnage de Gris.

La production de GRIS s’est étendue sur 3 années complètes : la 1ère a consisté à imaginer et enrichir l’univers de Gris, il n’était alors que trois dans l’équipe (les cofondateurs). Puis deux années de production ont suivi et réuni jusqu’à 17 personnes, dont seulement 5 étaient familières à l’industrie du jeu vidéo. Nouveau dans cette industrie, Conrad Roset a du adapter son processus de création pour passer de l’illustration au concept art, et ainsi comprendre les rouages de la fabrique d’images vidéoludiques :

« Je viens d’une industrie où je n’ai pas à penser en termes d’optimisation de l’image, d’assets ou de patterns… Je dessinais des posters, des publicités, je travaillais sur des expositions (une vingtaine en tout). Ici, j’ai du penser de façon plus mathématique, plus fonctionnelle, pour comprendre comment fonctionnait la création vidéoludique et sa fabrique d’images. J’ai du m’adapter en ce sens. »

Une fonctionnalité de l’image sur laquelle j’insistais déjà lors de la précédente #PLSReview consacrée à la discipline du concept art et son application dans le champ des jeux vidéo.

 
MARINE MACQ